APPRENDRE UN POÈME PAR COEUR, dédié aux martyres d’Ukraine et à tous les poètes résistants

Laurent Vivès le 30.03.2022

J’ai écouté avant hier sur France Inter, « l’heure bleue » , de Laure Adler avec Marc Crépon et Constantin Sigov (en direct de Kiev). J’ai ressenti une vive émotion d’entendre Constantin Sigov, professeur de philosophie, s’exprimer simplement et calmement sur son vécu en Ukraine, sur la résistance des gens, la poursuite de leurs activités, leur union, leur détermination. Agir, résister, ne pas se laisser aller, tenir, défendre ses valeurs, lutter pour ce que nous voulons être, ce à quoi nous croyons. Continuer malgré les massacres, les villes détruites, les enfant morts, le martyre de Marioupol, la destruction du théâtre….

La résistance de l’Ukraine a une portée cosmopolite et interroge sur ce qui importe à chacun d’entre nous. Dans un monde désabusé, résigné à accepter la lente fatalité des maux qui nous frappent (crise géo-climatique, dérégulations, montée des extrémismes, violences, désunion et prévalence des individualismes, guerres, recul des démocraties), il est stupéfiant de voir des pères poser femme et enfants et aller donner leur vie pour leur pays. C’est à la fois triste, angoissant, mais aussi beau et porteur d’espérance.

Tout sauf la  » Poutine abomination « 

Le refus d’abandonner, de disparaître est plus fort que le lien familial et le moi. Beaucoup se sont contentés de fuir, de se sauver, mais quelques uns (combien?) sont repartis lutter. Beaucoup d’autres sont restés et se battent sur place en continuant à résister du mieux qu’ils peuvent (faire du pain, des cocktails Molotov, des abris, des herses antichars, enseigner, communiquer, soigner, etc….). Cette lutte est grande et noble et doit être respectée.

Concomitamment est publié en France l’« Étude Ifop pour la Fondation Reboot réalisée par questionnaire auto-administré en ligne du 4 au 8 mars 2022 auprès de 2 007 personnes représentatif de la population âgées de 18 ans et plus résidant en France métropolitaine » selon laquelle plus de 50% des français croient à un des cinq motifs de guerre invoqués par la Russie. Ces proportions augmentent avec les opinions extrêmes (de droite comme de gauche).

On fait des dons et on accueille les réfugiés (peut-être pas les électeurs d’Eric Zemmour), mais on comprend que la Russie a de bonnes raisons d’attaquer l’Ukraine. Le sondage ne dit pas si quelques uns nient ou approuvent les massacres de civils…

C’est une étude alarmante sur la prévalence du mensonge et du complotisme dans l’opinion publique Française. De plus les complotistes, les antivax et les pro-Russes se recoupent et 10% approuvent Poutine. Les gens croient aux mensonges, sans chercher la Vérité, sans diversifier les sources, sans vérifier la vraisemblance. Ils n’ont plus confiance aux médias, aux politiques, aux instituts sérieux et ils se ruent dans les bras d’officines douteuses, non référencées qui racontent n’importe quoi. Le plus souvent il s’agit de manipulations pro Russes, rampantes et savamment orchestrées.

Ému et inquiet, j’ai cherché du côté de la poésie. A travers l’histoire, de nombreux poètes ont résisté, dont certains sont morts pour leurs idées : André Chenier,  Vladimir Maïakoski,  Frédérico Garcia Lorca, Antonio Machado, Robert Desnos, Max Jacob, Louis Aragon, René Tavernier, Pablo Neruda, Nazim Hikmet, Mahmoud Darwich, etc.. J’ai eu la surprise de tomber sur « L’Ode à Staline » écrit en 1950 par Paul Eluard, mais qui avait aussi été résistant contre le Nazisme.

Ossip Mandelstam est arrêté en 1934 pour avoir écrit « Epigramme à Staline« .  Après trois ans d’exil, il à est nouveau arrêté pour activités contre-révolutionnaires en mai 1938, lors de la période des Grandes Purges, et condamné à cinq ans de travaux forcés. Après avoir subi les pires humiliations, il meurt de faim et de froid, du côté de Vladivostok. Son corps est jeté dans une fosse commune.

J’ai retenu aussi le magnifique poème de Guillaume Apollinaire chanté par Jean Ferrat « Si je mourrais la bas » et celui de René Tavernier « Il y en a qui prient, il y en a qui fuient« 

« Si je mourais là-bas sur le front de l’armée« 

  • Tu pleurerais un jour ô Lou ma bien-aimée
  • Et puis mon souvenir s’éteindrait comme meurt
  • Un obus éclatant sur le front de l’armée 
  • Un bel obus semblable aux mimosas en fleur 
  • Et puis ce souvenir éclaté dans l’espace 
  • Couvrirait de mon sang le monde tout entier 
  • La mer les monts les vals et l’étoile qui passe 
  • Les soleils merveilleux mûrissant dans l’espace 
  • Comme font les fruits d’or autour de Baratier
  • Souvenir oublié vivant dans toutes choses 
  • Je rougirais le bout de tes jolis seins roses 
  • Je rougirais ta bouche et tes cheveux sanglants 
  • Tu ne vieillirais point toutes ces belles choses
  • Rajeuniraient toujours pour leurs destins galants
  • Le fatal giclement de mon sang sur le monde 
  • Donnerait au soleil plus de vive clarté 
  • Aux fleurs plus de couleur plus de vitesse à l’onde
  • Un amour inouï descendrait sur le monde 
  • L’amant serait plus fort dans ton corps écarté 
  • Lou si je meurs là-bas souvenir qu’on oublie
  • Souviens-t’en quelquefois aux instants de folie 
  • De jeunesse et d’amour et d’éclatante ardeur
  • Mon sang c’est la fontaine ardente du bonheur
  • Et sois la plus heureuse étant la plus jolie
  • Ô mon unique amour et ma grande folie

Guillaume Appolinaire, 1915

« Il y en a qui prient, il y en a qui fuient »

  • Il y en a qui prient, il y en a qui fuient, Il y en a qui maudissent et d’autres réfléchissent,
  • Courbés sur le silence, pour entendre le vide,
  • Il y en a qui confient leur panique à l’espoir,
  • Il y en a qui s’en foutent et s’endorment le soir
  • Le sourire aux lèvres.
  • Et d’autres qui haïssent, d’autres qui font du mal
  • Pour venger leur propre dénuement.
  • Et s’abusant eux-mêmes se figurent chanter.
  • Il y a tous ceux qui s’étourdissent…
  • Il y en a qui souffrent, silence sur leur silence,
  • Il en est trop qui vivent de cette souffrance.
  • Pardonnez-nous, mon Dieu, leur absence.
  • Il y en a qui tuent, il y en a tant qui meurent.
  • Et moi, devant cette table tranquille,
  • Écoutant la mort de la ville,
  • Écoutant le monde mourir en moi
  • Et mourant cette agonie du monde.

René Tavernier, 1943

« Épitre à Staline »

  • Nous vivons sans sentir sous nos pieds le pays,
  • Nos paroles à dix pas ne sont même plus ouïes,
  • Et là où s’engage un début d’entretien,
  • Là on se rappelle le montagnard du Kremlin.
  • Ses gros doigts sont gras comme des vers,
  • Ses mots comme des quintaux lourds sont précis.
  • Ses moustaches narguent comme des cafards,
  • Et tout le haut de ses bottes luit. Une bande de chefs au cou grêle tourne autour de lui,
  • Et des services de ces ombres d’humains, il se réjouit.
  • L’un siffle, l’autre miaule, un autre gémit, Il n’y a que lui qui désigne et punit.
  • Or, de décret en décret, comme des fers, il forge
  • À qui au ventre, au front, à qui à l’œil, au sourcil.
  • Pour lui, ce qui n’est pas une exécution, est une fête.
  • Ainsi comme elle est large la poitrine de l’Ossète.

Ossip Mandelstam, 1934

Enfin j’ai découvert Anna Akhmatova, grande poète Russe du 20° siècle, promise à un bel avenir, jusqu’à l’arrivée de Staline, période pendant laquelle ses œuvres ont été interdites. Elle fut poursuivie ainsi que ses proches. Elle décède en 1966.

En 1922 elle écrivait « Poème d’Automne » :

Se réveiller à l’aurore
Parce que la joie est trop forte,
Regarder par le hublot
Comme l’eau est verte,

Monter sur le pont – Le temps est gris –
Enveloppée de fourrures duveteuses,
Écouter le bruit de la machine,
Et ne penser à rien,
Mais, sachant que je vais revoir
Celui qui est devenu mon étoile,
Me retrouver, dans la brise et les embruns,
A chaque instant plus jeune.

Quand le poète Robert Frost lui rend visite en 1962, elle écrit : « J’ai tout eu : la pauvreté, les voies vers les prisons, la peur, les poèmes seulement retenus par cœur, et les poèmes brûlés. Et l’humiliation, et la peine. Et vous ne savez rien à ce sujet et ne pourriez pas le comprendre si je vous le racontais… ».

Elle en fut réduite à apprendre ses poèmes par cœur ou pire, à les bruler. Pourtant certains n’avaient rien de subversif.

Cette phrase fut comme un déclic pour moi. Tout mon être en a frissonné, une certitude m’a submergé « tu dois écrire, tout de suite ». Dans mon adolescence, après le décès de mon père j’ai noyé mon chagrin dans l’écriture de quelques poèmes. Je ne les ai pas trouvé bons et depuis j’ai renoncé à la poésie. Mais là, ce fut plus fort que moi. Tu dois faire quelque chose, donner de toi, du temps, de l’énergie et de l’amour. Tous ces gens merveilleux qui se sont battus, et se battent encore, ont souffert ou sont morts le méritent. Je suis un Français retraité, dans mon confort et d’autres vivent l’enfer. C’est pour eux que j’ai rédigé le poème si dessous avec une seule rime.

« La poésie à quoi ça rime » ? La rime disparait, comme notre monde qui va mal, se déstructure et perd ses repères : « il ne rime plus à rien« . La rigueur de la rime n’est pas incompatible avec la beauté et le sens. C’est une contrainte structurante qui nécessite un effort, si petit, à côté de ceux qui luttent pour survivre…

APPRENDS UN POÈME PAR CŒUR

Apprends un poème par cœur 
Apprécies sa saveur,
Devines son odeur,
Imagines sa splendeur…

Apprends un poème par cœur
Et cueilles une fleur.
Elle n’est pas un leurre,
Dans l’horrible noirceur

Apprends un poème par cœur
Et poursuis ton labeur
Pour vaincre ta torpeur
Et n’être plus serveur

Apprends un poème par cœur
Délaisses les hâbleurs,
Ressens la profondeur
Et rejoins les penseurs

Apprends un poème par cœur,
Gardes le en ton cœur
Pour les jours de froideur
De faim et de sueur

Apprends un poème par cœur,
Dis le avec ardeur
Pour vaincre ta frayeur
Avec un air rieur

Apprends un poème par cœur
Et chantes le en cœur
Face aux rires moqueurs
Des assassins rageurs

Apprends un poème par cœur,
Cries le avec ferveur
Aux tyrans, aux tueurs,
Pour qu’un jour ils aient peur

Apprends un poème par cœur,
Apprends-le à ta sœur,
Apprends-le aux semeurs
Et gardes ta vigueur

Apprends un poème par cœur,
Sans haine et sans heurt,
Avec amour et chaleur,
Pour psalmodier tes pleurs

Apprends un poème par cœur,
Résistes, toi le fugueur,
Ton futur est ailleurs
Vers un monde meilleur

Apprends un poème par cœur,
Dans un rêve majeur
Tu deviendras rameur…
Le plus grand des nageurs !

Apprends un poème par cœur
Qui parle à tous les cœurs
A nos frères, à nos sœurs,
Comme une clameur

Apprends un poème par cœur
Pour vaincre le malheur
Et humer le bonheur
Jusqu’à ta dernière heure

Laurent Vivès le 28.03.2022 à Saint Gaudens

ÉCOUTER LE PODCAST DE L’ÉMISSION DE LAURE ADLER

ÉCOUTER L’HEURE BLEUE DE LAURE ADLER AVEC CONSTANTIN SIGOV ET MARC CREPON

Lire l’étude de l’IPSOS commanditée par REBOOT, O.N.G. pour réveiller l’esprit critique

3 commentaires sur « APPRENDRE UN POÈME PAR COEUR, dédié aux martyres d’Ukraine et à tous les poètes résistants »

  1. Ton poème est tellement émouvant, juste, sincère et beau. Il interpelle sur la nécessité de ne jamais baisser les bras face à l’horreur et l’inhumanité et tu as raison c’est bien là aussi le rôle de la poésie. Merci Laurent et surtout continue à nous pousser dans nos réflexions sur tous les sujets complexes que tu évoques avec tant de finesse .

    J’aime

  2. C’est vraiment très beau ce que tu as écrit, ce poème à la fois émouvant mais aussi stimulant. Le monde serait tellement plus beau s’il était peuplé de gens comme toi…

    François Labonne

    J’aime

  3. Quel bonheur de te lire Laurent avec cette adéquation parfaite aux événements que nous vivons.

    Le choix de tes textes est judicieux mais ne sauraient pas nous faire oublier le crime contre l’humanité qui se déroule sous nos yeux.

    L’inimaginable se produit .Il est là.

    A ce drame s’ajoutent la bêtise et la médiocrité des complotistes.

    La volonté de vérité doit perdurer car elle fait lien entre les hommes.

    Or qu’est ce qu’un réseau social? C’est le lieu d’un glissement progressif dont on n’a pas suffisamment mesuré tous les effets. Rien ne permet plus ,ni de hiérarchiser ni même de distinguer le raisonnable et le délirant,le désir du vrai et la passion de l’ignorance.

    Le règne du narcissisme signe la rupture sous prétexte de connectivité.

    François Forestier

    J’aime

Laisser un commentaire